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Des pistes de recherche

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Si l'enseignant doit rester en retrait pour permettre investissement et investigation, son rôle est aussi de proposer des entrées, d'offrir des pistes pour relancer l'intérêt, regrouper les remarques et tendre vers des conclusions. Nous en suggérons quelques-unes, de l'extérieur vers le cœur de l'œuvre.

1-  L'entrée par la cartographie

Le monde de Peter Sís est un monde dessiné par de multiples documents cartographiques : plans de villes, de quartiers dans la ville, d'immeubles dans le quartier, relevés cadastraux, planisphères, représentations du monde terrestre et du monde céleste, cartes d'un continent, d'un pays, tracés de déplacements et d'itinéraires, vues perspectives, plans d'ensemble et zooms… Comme s'il s'agissait de donner à chacun des personnages sa place dans un lieu reconnu, Madlenka dans son bloc d'immeubles new-yorkais, la maison de l'enfance dans la Prague d'hier et d'aujourd'hui, Galilée et Colomb dans l'Italie et l'Europe du XVI° siècle, Jan Welzl dans l'empire austro-hongrois de la fin du XIX° siècle…et Peter Sís dans l'entre-deux de l'exil, entre l'enfance tchèque et le présent américain.
Le monde de Peter Sís n'est pas celui que nous maîtrisons, un monde achevé, connu, exploré et exploité sous toutes ses faces, où l'aventure prend la forme dérisoire du voyage touristique vers une sorte de parc d'attractions, vers des îles en forme de dragons. C'est un monde qui a ses terres inconnues, ses espaces blancs, peuplé par l'imagination de formes fantastiques, de monstres et de dangers. D'où le goût que montre le dessinateur pour les cartes anciennes, portulans ou planisphères, son goût pour les chimères qui hantent les mers ou les cieux. Les paysages arctiques, la carte de l'Europe ou du ciel, l'espace marin exploré par Colomb combinent relevés précis et représentations imaginaires, renvoient aux contraintes réelles et aux dangers fantasmés, aux peurs des marins, aux croyances religieuses, aux savoirs erronés. S'appuyant sur les documents des époques considérées, l'auteur fait servir la symbolique qui leur donne forme et sens à sa propre recherche. Ces " documents " peuvent être réinventés, ils se donnent tous les apparences de l'authenticité.
C'est encore un monde en expansion, en construction, où l'aventurier, le découvreur, l'astronome doivent trouver leur voie au milieu des écueils que suscitent la nature, mais aussi l'ignorance, l'intolérance, la cupidité ou la bêtise. On comprend qu'il ait choisi comme figures emblématiques Colomb et Galilée, l'explorateur des mers et l'explorateur des cieux, ceux qui dressent des cartes, ouvrent d'autres routes et installent l'homme à sa juste place.


2-    L'entrée par les mythes

Cette mise en scène topographique est aussi une manière d'installer les histoires racontées dans un espace-temps original. Les pages de garde, les planisphères à l'entrée des récits, sont une manière de mettre le monde sous nos yeux, de nous donner à voir le vaste champ de l'expérience humaine. Récits documentaires ou récits fictionnels, les dites histoires ont quelque chose à voir avec le temps (le temps court d'une enfance ou d'une vie, le temps long, immobile du mythe ou de la tradition, le temps précipité de l'Histoire) et avec l'espace (l'espace proche de l'expérience quotidienne, l'espace large d'une vie, l'espace agrandi aux dimensions du monde par l'aventure ou l'imagination). Il est facile avec les enfants de déplier une carte du monde et de dresser la carte de cet univers d'auteur, la carte des voyages vrais ou imaginaires de Peter Sís - quitte à s'apercevoir que certains, comme celui du rhinocéros blanc (Un rhinocéros arc-en ciel), ne situent hors du temps et de l'espace.

Les histoires de Peter Sís racontent des origines et des cheminements, et l’on comprend qu’il soit tenté par le personnage de Darwin, auquel il a consacré un album en 2005. Ses cartes naïves ou sophistiquées - retravaillées en tout cas et réappropriées - sont là pour nous dire : " Voilà comment on se représentait le monde, voilà d'où nous venons ". Nous partons de la nuit des temps, de la vallée paradisiaque d'où sort le rhinocéros Arc-en-ciel, des mythes qui fondent la sagesse ancestrale des tribus du Grand Nord, des légendes sur lesquelles repose Prague, des cosmologies auxquelles se raccrochent les contemporains de Galilée et de Colomb. On peut là aussi passer en revue les récits fondateurs qui jalonnent l'œuvre de Peter Sís, et qui ne sont pas anecdotes pittoresques mais éléments constitutifs de la mémoire d'une ville, d'une vie, d'une civilisation. Pour renaître, Jan Welzl (Petit conte du Grand Nord) doit se ressourcer à la sagesse du chaman, le narrateur des Trois clés d'or de Prague doit refaire le chemin oublié. Lorsqu'elle fait le tour de son bloc d'immeubles pour prendre à témoin ses amis qu'elle est en train de grandir, Madlenka rencontre, non des individus anonymes, mais des témoins des grandes heures du passé, héritiers de cultures anciennes, porteurs de valeurs - fussent-elles menacées par les stéréotypes. Ce que le narrateur des Trois clés lui offre, avec ses propres souvenirs d'enfance, c'est le choix d'un ancrage dans un lieu qu'elle ne connaît pas mais qu'elle peut s'approprier à son tour, si elle le souhaite.

Au fond, toutes les histoires de Peter Sís racontent comment on grandit, parce qu'on va vers les autres, vers un ailleurs, proche ou lointain, comme le rhinocéros blanc, comme Jan Welzl, parce qu'on poursuit son rêve, comme Colomb ou Galilée ou le passionné de varans. Histoires " vraies " (mais ce qui l'intéresse chez Galilée ou Colomb c'est, plus que les faits réels, la " légende " qui entoure ses héros) ou " douteuses " (Jan Welzl a-t-il vécu les aventures racontées ?), histoires imaginaires, contes philosophiques ou récits d'aventures… tous décrivent des initiations : il faut passer par des épreuves pour grandir, il faut trouver les clés qui ouvrent à l'harmonie du monde. Comment être en accord avec soi, en accord avec les autres, c'est ce que nous apprennent les mythes, les contes… et les livres. Et c'est bien là une " leçon " qui concerne et intéresse les enfants.


3-    L'entrée par les figures

C'est peut-être ce rapport particulier au temps et à l'espace, cette attention portée au passé, qui expliquent les multiples références aux œuvres picturales anciennes. Ces références constituent comme le fond continu sur lequel se détachent les tableaux successifs. Peter Sís reste un homme de la " vieille Europe " par sa maîtrise de l'histoire intellectuelle et artistique des différences écoles. Dans Les trois clés d'or de Prague, en imaginant le jardin de Prague il se souvient qu'il reçut en 1980 un Ours d'or au festival du film de Berlin, pour son court-métrage Les Têtes sur le peintre Arcimboldo. Dans Le messager des étoiles, la page de garde renvoie aux frontispices et aux allégories des éditions anciennes, et les jeux des enfants au tableau de Brueghel. Sur le pont Charles passent les silhouettes de Mozart, de Kafka… Quand on demande à de jeunes lecteurs ce qui leur paraît caractéristique de la " manière " de Peter Sís de construire son récit, certains répondent : " c'est les carrés… ". Le montage se fait en effet dans la succession de plans, comme au cinéma, qui prennent ici la forme de tableaux fermement encadrés. Ce découpage, absent des premières œuvres, s'impose bientôt, dans un jeu de rappels d'un album à l'autre. L'auteur peut nuancer cette forme dominante. Le cadre peut se briser, un personnage peut sortir du cadre, ou encore la marqueterie peut céder la place à un autre matériau : l'effet de dramatisation se trouve ainsi souligné. Le cadre dessine la scène sur laquelle le spectacle du monde peut se jouer, dans l'espace central comme dans les marges, puisqu'il s'y dit souvent autant de choses - ou des choses différentes. Dans Le messager des étoiles, le tableau des jeux enfantins est enfermé dans les murailles d'une ville, au pied desquelles passent les cavalcades des princes, les processions des moines et les cortèges funèbres, comme autant de références aux inquiétudes du temps

La figure du cercle, qui s'inscrit parfaitement à l'intérieur de ces tableaux, est sans doute la figure centrale de cet univers : elle apparaît dans Petit conte du grand nord ou dans Christophe Colomb, où les héros doivent rompre l'encerclement des murs et des routines, elle prend toute son extension dans Le messager des étoiles : elle se fait cercle des juges et symbole de l'intolérance ; menace de l'hydre monstrueux, dans le cachot, et serpent de l'angoisse ; îlot du savoir dans la solitude de la réclusion, cercle brillant dans les ténèbres de l'ignorance.

Il y a sans cesse chez Peter Sís des portes à forcer pour aller au-delà et ailleurs. Il y a aussi des déterminismes sociaux à vaincre. Tous les enfants qui naissent en même temps que Galilée portent, marquée sur leur lange, leur destinée. Galilée échappe à un tel déterminisme. Christophe Colomb doit forcer son destin pour poursuivre son rêve. Peut-être faut-il voir dans la présence insistante du cercle du zodiaque le rappel des croyances anciennes que le destin de chacun était fixé d'avance. Il y a deux réponses chez Peter Sís à cet abandon fataliste :

  • une réponse poétique : en conclusion du Messager des étoiles, la carte du ciel rend aux constellations leur valeur de légendes (ces figures d'étoiles racontent des histoires depuis la nuit des temps, les hommes y projettent leurs rêves),
  • une réponse ironique dans Les trois clés d'or : le chat a investi toutes figures de l'horloge, les signes du zodiaque, les saisons et les jours. Ne reste plus que sa face souriante.


4-    L'entrée par les personnages et les thèmes"

Ses héros sont d'abord des explorateurs : ils partent découvrir l'autre côté des montagnes, l'île des dragons, l'Amérique ou la mécanique des planètes, le monde arctique, un territoire de l'enfance ou l'univers tibétain " (Pierre Sève)Tous s'inscrivent dans un mouvement, tous ont des frontières réelles ou symboliques à déplacer, des portes à franchir, des chemins à tracer. L'aventure peut être lointaine ou proche, elle peut être physique ou intellectuelle. Vrai ou imaginaire, le voyage est toujours une épreuve.Le voyage, l'aventure naissent d'une vocation, surgissent de l'enfance. Seuls sont sauvés ceux qui gardent cet " esprit d'enfance ", ceux qui poursuivent leur rêve, ceux aussi qui se réconcilient avec leur enfance ou avec la sagesse originelle. L'amateur de dragons peut revenir content de son voyage à l'île de Komodo. Il a vu ce que ses parents ont été incapables de voir.
Le regard de Peter Sís sur le monde des adultes - surtout le monde occidental - est un regard cruel : face aux chercheurs d'or cupides et bernés, aux touristes aveugles et déçus, aux inquisiteurs féroces et bornés, les seules figures positives sont celles des " passeurs ", ceux qui transmettent le témoin, conduisent à la sagesse ou à la vérité ou à la compréhension des autres : le chaman esquimau, le narrateur des Trois clés d'or, les voisins rencontrés par Madlenka…
Au fond, tous les albums de Peter Sís ont bien cette visée : aider les jeunes lecteurs à trouver eux-mêmes ce qui vaut la peine d'être cherché.


 

5-    Du bon usage d'une biographie

Dans Les Trois clés d'or, Peter Sís met en scène le personnage du narrateur, la rencontre sur le pont Charles de l'enfant qu'il fut, les retrouvailles avec le passé. Le livre est né explicitement du déracinement, c'est à dire des circonstances d'une histoire personnelle. De plus, la quête de la maison familiale et des souvenirs d'enfance est dédiée à sa propre fille, Madeleine. Et, dans Madlenka et dans Le Tibet, ce sont les personnages de sa fille et de son père qu'il anime.
Des figures, des événements qui ont bien quelque chose à voir avec la biographie de l'auteur, qui apportent des éclairages ou des explications, dont il faut tenir compte. Il n'est pas inutile de dire aux jeunes lecteurs que le tank immergé dans les eaux de la Vltava renvoie à la répression du " Printemps de Prague ", à la " glaciation " qui en résulte et à l'exil de l'auteur aux Etats-Unis, en 1982. Comme il n'est pas inutile de savoir que la vocation première de Peter Sís fut le cinéma d'animation, que cette vocation se rattache aussi bien à l'influence familiale qu'à la tradition de l'école tchèque de Jiri Trnka, et que quelque chose en est sans doute passée dans la manière de traiter les matériaux et les couleurs, d'animer un récit, de faire vivre une histoire. Encore faut-il ne pas réduire l'œuvre à une saga familiale. Tous ces éléments biographiques sont le terreau dans lequel s'enracine une manière de raconter le monde, de donner à comprendre ce qui est l'expérience de tous : grandir, se passionner pour une idée, chercher ses racines, découvrir les autres, les accepter…. Un univers, et non une vie d'auteur.

Last modified 2007-01-15 15:31