Jouer avec les mots

Tout ce qui se passe dans Mange-moi se passe dans le langage et par le langage : c'est sur les traces d'Alice que Nathalie Papin crée une bonne part de ses personnages et de ses situations à partir de formulations linguistiques pré-existantes. La filiation avec Lewis Carroll s'affiche dans le titre même : il est écrit " bois-moi " sur le flacon qui fera Alice rapetisser, et " MANGE-MOI " sur le gâteau qui la fera grandir. Comme le Lièvre de Mars naquit de l'expression anglaise " fou comme un lièvre de Mars ", ou la Tortue " fantaisie " du découpage inattendu de la recette de " soupe de tortue fantaisie ", les expressions " dévorer quelqu'un des yeux " ou " dévorer des livres " ont donné naissance aux personnages de la pièce. " Assassin ! il est venu ici avec l'unique intention de tuer le temps ! Qu'on lui tranche la tête ", s'écrie la Reine de cœur, dans Alice au pays des merveilles. Et le chat du Cheschire peut disparaître et " s'effacer très lentement, en commençant par le bout de la queue et en finissant par le sourire… ".
Dans ce jeu sur et avec le langage le dictionnaire joue un rôle essentiel : il est objet théâtral, que l'on se passe, que l'on transporte avec soi. Mais aussi il tient en réserve les définitions, les listes de synonymes, la multitude des mots qu'Alia ne comprend pas. Il est comme un équivalent du frigidaire, il en a l'épaisseur et la fonction : on vient y puiser le sens des mots, " manger ", " dévorer ", compenser ainsi le vide du monde. Mais ses pages sont sans saveur, " on peut en manger des tonnes, et ça ne fait rien ", elles ne sont pas " la chair " dont sont faits les livres ; elles ne font pas entendre les " petits bruits, les " petits rires " surpris par la " dévoreuse de livres ". Le dictionnaire représente une écriture close, apparemment définitive. Son contraire sera le " grand livre blanc ", confié par le dernier personnage rencontré, et dans lequel l'ogre, mais aussi chacun de nous, " n'a qu'à écrire … ce qu'il veut être ".
Ce pourrait donc être une manière d'introduction à la lecture de Mange-moi : dresser des listes de mots qui ont une affinité avec cette activité d'absorption, de dévoration ; s'aider pour cela des dictionnaires (de langue française, de langues étrangères), faire apparaître, en ondes concentriques, des plus proches aux plus éloignées, les expressions dérivées, les syntagmes figés, qui, dans notre texte, seront pris " au pied de la lettre ", s'incarneront dans des personnages et retrouveront " chair " et vie. Des lectures de textes de Lewis Carroll (le fameux poème que récite Alice et que traduit Humpty Dumpty, dans De l'autre côté du miroir), de Tardieu, de Michaux, … prépareront et accompagneront la confrontation avec des personnages et des situations insolites, aideront à accepter qu'on puisse tirer la ligne d'horizon , gober la lune, avaler des paysages, comme on ingurgite et regurgite toute une classe de musique, se nourrir de la mémoire des autres… Au contraire de l'angoisse originelle d'Alia, qui mange " pour être lourde ", pour ne pas " décoller ", il faut justement une certaine " légèreté " pour jongler avec les mots, avec les listes de mots qui s'accumulent, avec les mots-valises, comme " anogrexique ", avec le jargon de l'oiseau, et pour entrer dans le jeu de ces personnages qui réinventent un monde de fantaisie à partir des représentations les plus conventionnelles.