Découvrant les trois albums de la trilogie policière d’Yvan Pommaux, le jeune lecteur est rapidement mis sur la voie d’autres récits antérieurs, appartenant à l’univers du conte. Leur similitude n’est pas déguisée. Ainsi, John Chatterton, détective repose en effet sur l’idée d’un rapprochement possible entre le film noir et le conte. Selon Yvan Pommaux lui-même, les histoires criminelles, comme celles que lit John Chatterton au début de l’enquête, sont pleines « d’ogres, de forêts sombres et de marâtres assassines » (interview de l’auteur). John est un moderne Chat botté mais, comme lui, situé dans une époque et un univers décalés, en l’occurrence une grande ville des années 50.
La référence à ce dernier conte n’est pas innocente puisqu’il mêle humains et animaux anthropomorphisés, trait que nous retrouvons dans le premier de ces trois albums, John Chatterton, détective. Si Pommaux s’inspire à la fois du cinéma américain (des films noirs), de la BD et du roman- photo, il témoigne parallèlement d’un goût pour les personnages traditionnels d’animaux qui incarnent un trait humain. Ses personnages appartiennent à des mondes hétérogènes (faune sauvage habillée de vêtements modernes, jeunes filles citadines) qui ont peu de chance de se rencontrer dans la réalité, qui ne peuvent exister que dans une fiction. Cette hétérogénéité crée un univers fictionnel non réaliste. Le récit est d’inspiration policière mais les rencontres, au propre comme au figuré, entre des personnages appartenant d’habitude à des univers fictionnels différents, comme dans Le Chat botté, créent un effet d’étrangeté, de « fantaisie ».
Ce réseau étrange de personnages humains et d’animaux anthropomorphisés est loin d’épuiser l’intérêt de ces albums. D’autres que Pommaux en ont d’ailleurs eu l’idée (Grandville, par exemple). Leur originalité réside aussi dans sa façon de « citer » le récit policier. L’enquête de John repose à la fois sur un jeu d’indices destinés au regard, sur leur lecture et sur leur interprétation correcte. Au plan de l’histoire proprement dite, Pommaux allège ou supprime certains épisodes-clés du récit policier traditionnel (dans John Chatterton, détective, on n’assiste pas à la disparition de l’enfant) et il ne conserve que trois étapes-clés : l’analyse des indices, la découverte et l’arrestation du coupable. Il simplifie donc la trame du récit à énigme, ou plutôt il la condense, proposant à son lecteur une intense activité interprétative d’un système de signes qui renvoient à des genres artistiques situés d’ailleurs plutôt dans la culture des adultes (films noirs, œuvres d’art moderne…). Il est significatif que la demeure du loup, dans la première enquête de John, soit saturée d’œuvres d’art au style différent, et que le mobile du rapt soit un tableau qui attise sa convoitise. Le loup est un déséquilibré infatué de sa propre image, de son propre signe.
Yvan Pommaux propose au jeune lecteur des images qui ont plusieurs caractéristiques : souci du détail, fragments d’un environnement urbain, changements de plan audacieux (plongée et contre-plongée). La genèse de ces images est intéressante. Dans un texte de 1993 où il s’explique sur son travail, l’auteur affirme partir de photographies de détails : coins de rue, devantures de boutique. Le geste de l’auteur est de suggérer le tout à l’aide de quelques-unes de ses parties, ce qui permet la constitution plus ou moins fantasmée d’un monde plus large, dont des pans entiers, y compris ceux touchant des aspects de la vie de personnages, demeurent pour le lecteur inaccessibles autrement que par l’imagination. Mais cette incomplétude du monde fictionnel peut être inversée puisque chaque image donne une vision complète du monde qu’elle représente et satisfait pleinement le regard qui se porte sur elle. Que la rêverie du lecteur travaille l’épaisseur du décor ou qu’elle invente un passé aux personnages, l’important est que l’attention se déplace de l’attente de l’événement à venir vers la fiction elle-même, de l’intérieur vers l’extérieur de l’enveloppe fictionnelle, vers le pouvoir qu’elle exerce sur le lecteur. Chez Pommaux, la fiction réclame toujours le travail de son interprétation, laquelle se fondera sur des indices eux-mêmes déjà connus grâce à d’autres fictions, celles des contes traditionnels. Grâce aux emprunts au récit policier, il parvient à donner une ampleur particulière à ce travail interprétatif même si l’histoire est déjà écrite, la fin déjà connue, comme s’il existait selon lui une vérité supérieure de la fiction. Celle-ci est saisie dans le mouvement même d’une lecture qui participe à sa célébration.
En transposant des contes dans l’univers du policier, Pommaux ressent aussi la nécessité de changer l’objet-livre qui va se mettre à résonner de l’influence d’autres formes artistiques. Il est entraîné alors dans un renouvellement de la forme album qui l’arrache lui-même à ses premiers travaux, plus classiques (cf. Qui a volé l’Angelico ?). Ses emprunts au genre policier n’affectent donc pas seulement le plan de l’histoire. L’auteur-illustrateur entreprend un passage hardi de la narration illustrée à la figuration narrative (ou récit en image), ce qui entraîne bien d’autres changements. Pour cela, deux arts vont être fortement sollicités : la BD, avec notamment l’usage des vignettes et des phylactères, et le cinéma avec le jeu des plans et des cadrages (alternance champ/contre-champ au début de John Chatterton), mais aussi le « montage » de certaines vignettes dont le sens n’est intelligible que par une lecture rétrospective (cf. notamment l’image finale de la rencontre avec Charlie qui fait écho à l’image initiale où l’on voit John s’informer auprès de Raton). Les références à ces arts entraînent une transformation de l’album traditionnel et l’emploi de nouvelles techniques.