Que Gilles Rapaport soit également l'auteur de l'illustration est capital. Ici rien n'est laissé dans l'ombre, tout est dit avec force : non pas un témoignage de plus, après d'autres, mais une manière singulière de proférer une vérité, en redoublant le pouvoir des mots par la brutalité des traits noirs appuyés qui cernent les visages et les corps et dressent la tour du four crématoire sur un ciel désespéré.
Les jeunes lecteurs auront, avec cet album, un exemple particulièrement éloquent de la consubstantialité du texte et de l'illustration. Page 16, par exemple, le portrait de profil d'un chef hurlant, plus terrible que le chien loup à droite et en regard, est parfaitement en accord avec le texte : "les coups lui cassent le dos. Il ne sait plus qui crie, qui aboie...". Après le rougeoiement dramatique de la couverture, la palette des couleurs se réduit au noir, au blanc et au bleu. Mais la densité que donne aux lettres blanches du texte le fond noir de la page, le renversement qui s'opère ailleurs, lettres noires sur page blanche, l'envahissement de la double page par le trop plein du dessin, tout, jusqu'aux blancs d'un texte fractionné en versets, participe d'une mise en scène lyrique de l'émotion, de la colère à l'amour. Jusqu'au silence de la dernière page, silhouette noire figée dans le souvenir de ce qui se passa au delà du portail conservé d'Auschwitz, tout fait de cet album une sorte d'oratorio. Une manière originale en tout cas de dire l'indicible.
Pour montrer comment le contexte émotionnel est ici porté par un réseau de signes, on suivra dans l'écrit et l'illustration le développement de la métaphore des "ténèbres", depuis le noir des costumes des juifs et des uniformes nazis jusqu'à la phrase finale "Grand'mère rattrapée par la nuit...", et le jeu des oppositions (avec le bleu du départ vers Paris et de l'uniforme choisi, avec le blanc de la naissance et de la renaissance, dans les premières et dans les dernières pages).