Nous appellerons « Niveau 1 de la fiction » le récit de base qui correspondrait au réel (de la fiction !) et « niveau 2 de la fiction », le récit de rêve enchâssé.
Un problème se pose à la lecture du texte : deux récits sont emboîtés mais le récit enchâssé (niveau 2) construit un univers décalé et sollicite l’activité interprétative du lecteur. C’est un récit de rêve, appellation générique pour désigner tous les récits qui racontent un rêve mais aussi une rêverie, un songe, un cauchemar, voire un jeu. Ce récit enchâssé est linéaire, fidèle à la construction quinaire, ne pose pas de problème de compréhension. Le lien entre les deux récits est établi par le personnage du petit garçon, Mathieu, qui quitte la scène du repas familial pour devenir le héros du récit enchâssé. Dans ce dernier, il est en quête d’un dessert (comme dans la scène du repas familial) mais l’objet de sa quête est reconstruit dans un monde onirique inspiré par les contes. Le personnage intermédiaire allié entre la scène du repas (niveau 1) et ce monde est un petit poisson bleu, sans pouvoirs, en pantalon à carreaux et chaussures vernies, l’ennemi est un ogre édenté dévoreur de sucreries.
Les paramètres d’espace et de temps structurent les deux univers : la scène initiale du repas dans la salle à manger se poursuit de manière implicite pendant le temps que dure le récit enchâssé et se termine à la fin de l’album avec le retour de Mathieu et la fin du repas. Au cours de sa rêverie, Mathieu traverse en alternance deux éléments, la terre et la mer, mais la distinction est moins nette qu’il n’y paraît puisque les îles sont des îles flottantes, tandis qu’on peut respirer au fond de l’eau et que l’on y trouve, non seulement des poissons et des étoiles de mer, mais une pâtisserie. C’est d’ailleurs l’un des arguments qui permettrait de dire que Mathieu bascule dans une rêverie ou un jeu sous la table… afin de mieux supporter la longueur du repas. Dans ce deuxième récit, apparaît la chronologie des événements liée à la progression de la quête. Le jeune lecteur aura surtout à s'interroger sur la fonction de ces marqueurs du temps et de l'espace : tracent-ils un simple cadre pour l'action ? Sont-ils au contraire un élément déterminant de l'intrigue ? Servent-ils à fonder l'effet de réel ou à susciter un monde imaginaire ?
Le passage de la scène du repas au rêve est un moment délicat pour la narration en images. Le glissement de Mathieu sous la table est marqué par une organisation tabulaire des vignettes qui oriente le regard vers le dessous de la table.
La comparaison terme à terme des deux représentations extérieures de la maison (page 1 d’ouverture et page 32 de clôture) permet de conclure que Mathieu s’est concrètement absenté un court moment pendant la fin du dîner, entre le jour (peut-être le crépuscule) et la nuit. Par contre tous les épisodes du voyage sur terre baignent dans une vive lumière jaune sous un ciel éclatant, jusqu’à la libération des enfants punis et le retour en pousse-pousse qui a lieu à la nuit. Il semble y avoir dilatation du temps dans l’espace de la rêverie de Mathieu ou de son jeu sous la table. Cette impression est confirmée par le texte : aucune indication de temps sauf dans la réponse du poisson géant : « Vous n’allez pas nous manger ? – Non, J’ai déjà mangé un pêcheur et sa mouette ce matin. » Il ne peut s’agir que du pauvre pêcheur Mathieu rencontré au début de l’aventure. La durée du rêve serait donc d’une journée. Ce serait peut-être l’explication de la table sans convives perdue dans le désert au tout début du voyage : c’est le matin, la table n’est pas encore mise…
Au retour, lorsque Mathieu s’encadre dans la porte en criant « Coucou », la mère répond « Tiens, voilà ce grand gourmand de Mathieu ». Cela peut aussi bien être la phrase d’accueil rituelle pour l’enfant qui s’est éclipsé et qui revient pour le dessert, qu’un clin d’½il complice de la mère-sirène pâtissière.
L’utilisation du seul dialogue fait que les noms des personnages ne sont connus que par les propos tenus : « Mais où est passé Mathieu ? « « Ah ! Voilà Marius ! » « Tiens cette terreur de Robert ! », « Avez-vous déjà entendu parler de Bécamiel ? ».
Les autres personnages rencontrés dans la rêverie n’ont pas besoin de noms, ce sont des entités graphiques et culturelles : la grotte dévorante, la sirène, le poisson géant, les enfants punis. La sirène pâtissière est particulièrement intéressante. C’est, au fond de la mer, le double de la mère terrestre (comparer les représentations de la mère et de la sirène p. 4, 13 et 31.).
3) La mise en scène de la gourmandise
Les mots et les images expriment la gourmandise exacerbée du petit garçon dans son rêve. Dans le texte comme dans l’image, les références à la nourriture sont multiples : les mets -dessert, île flottante, gâteau aux myrtilles, crème vanille, tourte aux algues roses…-, les recettes, les noms propres « Becamiel », les expressions « noir comme dans un four », « pique-assiettes » et pour l’illustration, la barque qui est un moule à kouglof, la grotte, bouche d’ogre qui se referme bruyamment …