S'il fallait un exemple que " tout n 'est pas dans tout ", que la lecture d'un album est conduite par des dominantes, Les trois clés d'or l'offrirait. L'important ici est bien l'image, la suite des tableaux dans lesquels Peter Sís fait passer l'essentiel de son propos. Le terme " illustration " ne convient absolument pas, car l'image déborde sans cesse le commentaire ou l'explication du texte écrit. Il faut donc se mettre en situation d'interroger l'image, pour en saisir les intentions, pour comprendre le jeu des allusions, l'exubérance des signes qui multiplient les références, tout en acceptant la part de mystère qui oblige à des relectures. " Prague est un lieu magique, si tu prends ton temps " dit la lettre à Madeleine. Alors prenons le temps (et donnons le temps) de lire et de relire ces images pour noter tout ce qu'on y repère.
Effets de rythme :
Le module de base est le large tableau encadré de jaune, marqué aux quatre coins d'un poinçon toujours le même (sorte de rose des vents, sous différentes couleurs) jusqu'à la dernière image où brusquement apparaît la figure du c½ur, en écho aux motifs métaphoriques dans ce tableau (papier peint au mur, luminaire au plafond) ou en reprise de la double page précédente. Ces tableaux, travaillés à l'huile sur enduit ou à l'aquarelle et encre de chine, s'installent largement sur la page dans leur cadre doré ou débordent sur la page voisine pour des plans d'ensemble. Ou encore, la page de droite peut répondre à la page de gauche, prendre le personnage de face, puis de dos et renverser les perspectives pour suggérer les déplacements.
Un autre effet de rythme tient à l'inclusion des trois récits légendaires et à leur mode de traitement sous forme de petites vignettes. Les doubles pages servent de transition, pour un dernier effet de rythme, lié cette fois à la distribution des couleurs selon quatre ensembles qui figurent les quatre saisons : le noir et le gris pour l'hiver (" Voici l'hiver, les glissades, la première neige… "), le vert pour l'été (" Je retrouve les étés d'autrefois…), le bistre pour l'automne (" Les rues ont encore changé. Elles me rappellent les vents d'automne "…" mon Automne éternelle ! ô ma saison mentale ! " dirait Apollinaire, Pragois d'adoption), le bleu du printemps (" Je me souviens des printemps si clairs… et du ciel bleu, si bleu. ")… Cette distribution renvoie aux séries peintes par Arcimboldo, le peintre italien installé à la cour impériale à Prague. Dans l'album, elle fait place brusquement, d'une page à l'autre, à la fulgurance du rouge, à la transfiguration du paysage dans l'attente angoissée, au flamboiement du c½ur qui fait se presser la foule des témoins.
Cartes et plans :
Ce premier feuilletage de l'album est conduit par le commentaire écrit. On peut alors reprendre la lecture, en intégrant tout l'appareil qui prépare l'entrée dans le récit, c'est à dire la carte ancienne de Prague, le plan de la ville avec ses repères et le tracé de l'itinéraire à suivre, la page de titre avec ses dessins à la plume, esquisses dans lesquelles on reconnaît des motifs utilisés par la suite (trois clefs, poinçons, signes du zodiaque, écritures, personnages des contes..), d'autres repris de ses livres antérieurs, non utilisés apparemment ici mais non pas inutiles, puisqu'ils annoncent quelques-uns de ces détails surprenants semés dans les tableaux (dragon volant, carpe ou oie des festins d'antan ; poisson à la Jérôme Bosch, volant au-dessus du pont Charles, chevauché par trois chats empanachés ; tank estampillé 68 au fond de la rivière, mains dressées…). Les plans et cartes préparent la présentation en labyrinthe de la ville et de ses " petites rues tortueuses ", le panoramique frappé du zodiaque, l'idée que cette redécouverte de la ville de l'enfance n'est pas seulement une remémoration, mais aussi une initiation au mystère, la révélation des secrets essentiels.
Architectures :
On pense aux vers de Baudelaire, dans Le cygne (Tableaux parisiens LXXXIX) :
" Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas ! que le c½ur d'un mortel) ; "
De la "forme de la ville " Peter Sís restitue les traits les plus marquants : la densité des clochers couronnés de flèches aiguës et flanqués de clochetons acérés, la sinuosité des ruelles pavées, la somptuosité des palais au bossage taillé en diamant, la présence du fleuve, le pathétisme de ses statues. Il suffit de quelques photos de Prague pour comprendre que la vision qu'il nous donne s'ancre dans la réalité des monuments et des perspectives (il ne manque pas un pavé aux rues dessinées dès la page de garde), mais s'ouvre sur d'autres accords : l'éternité du système zodiacal, le passé légendaire et historique, la présence de tous ceux qui attendent, derrière les fenêtres et les porches des maisons, d'être rappelés à la mémoire et de revivre. C'est tout cela qui est proprement le fantastique, ce balancement entre le réel et l'imaginaire, ce qui est montré et ce qui se laisse deviner derrière les apparences, le visible et l'invisible. La recréation de la ville rêvée prend ici l'allure d'un rituel ésotérique, avec comme maître d'½uvre un chat noir aux " prunelles mystiques ", dirait encore Baudelaire. Une manière encore pour Peter Sís d'être fidèle à ses réflexions antérieures, celles qu'il développe dans Le Messager des étoiles, et de s'inscrire dans la ligne des préoccupations de " l'Empereur ", Rodolphe II, épris d'art et de science (depuis les sciences occultes jusqu'à l'astronomie de Kepler et du Pragois Tycho Brahé).