Se situer comme sujet culturel

(du côté du lecteur)

          Alphabetville est bien un " livre d'art ", à manipuler aussi comme tel. Il suffit de comparer cet abécédaire avec L'ABCDaire de Selçuk (L'école des loisirs - Pastel - 2000), qui tire du côté de la drôlerie la figuration des lettres, ou avec La Boîte à outils de Rascal (L'école des loisirs - Pastel - 2001) qui lui a recours au réalisme fonctionnel des objets représentés, pour s'apercevoir que la référence culturelle est ici essentielle. Ces paysages urbains sont ceux d'une ville américaine, et des indices nombreux (du drapeau sur le pont de Brooklyn aux escaliers extérieurs, en passant par le réservoir d'eau juché sur le toit) sont là pour guider la lecture. Mais aussi l'inspiration et les techniques picturales se rattachent à des courants contemporains de l'art américain et sont comme des fragments d'un tableau plus vaste.


          Alphabetville répond à un jeu ancien, qui consiste à recomposer les lettres et le système alphabétique tout entier à partir d'éléments empruntés à d'autres domaines (éléments de paysage, parties du corps humain, objets de la vie quotidienne, scènes de la vie militaire….). Il y a des " Blasons du corps féminin ", il y a aussi des alphabets érotiques. Ou bien, pour rester dans un domaine plus scolaire, il arrive qu'on cache le loup dans les feuillages, comme dans les images d'Epinal,  ou à la façon de Mitsumisa Anno qui s'amuse dans Ce jour là ou Le jour suivant – (Ecole des loisirs, 1978/1979) à multiplier les allusions à tel conte, à tel tableau, ou tel récit de la Bible dans les spectacles représentés). On donne ainsi à découvrir l'alphabet sous les aspects les plus inusités, on en multiplie la présence familière, on enlève aux lettres leur caractère arbitraire, on les donne à lire dans un projet plus large.

 

          Alphabetville est un livre d’art inscrit dans un courant particulier. On pourra se reporter à l'ouvrage (à trouver dans une bibliothèque) La peinture américaine – (Gallimard - 2002 - publié sous la direction de Francesca Castria Marchetti) dont les derniers chapitres sont consacrés aux courants du réalisme ou de l'hyperréalisme. Les reproductions de tableaux de Charles Demuth, de Charles Sheeler, de Georgia O'Keefe mettront en évidence les parentés entre la démarche de Stephen T.Johnson et leur manière de représenter, dans les années 1930, les paysages urbains ou industriels, entre abstraction et figuration, en insistant sur la pureté des lignes et des compositions structurelles, au point de donner à ce courant le nom de " précisionniste ". On pourra également repérer une source possible pour ces images vides et immobiles dans les tableaux d'Edward Hooper (1882-1967), dont les personnages vivent leur solitude dans des paysages figés . Ce peut-être l'occasion enfin d'aller voir du côté de l'hyperréalisme, du côté de Roy Lichtenstein, Jasper Johns, Richard Estes ou Andy Warhol, de s'interroger sur les techniques, les matériaux utilisés… et les significations à donner à cette représentation illusoire de la réalité.