Mise en images

 (du côté du livre)

          Le prétexte de l'album est explicité par la présentation qu'en fait Stephen T. Johnson : il s'agit de retrouver la forme d'une lettre dans un " motif ornemental ", dans un élément du mobilier urbain, dans le plan d'une façade. Mais s'il est (relativement) facile de nommer les lettres dans la succession des pages (une fois le principe défini, et le système alphabétique assimilé), il est plus difficile de les reconnaître dans un feuilletage hasardeux. La forme ne veut pas tout de suite dire la lettre. Si le tréteau se lit volontiers comme un A majuscule, le H ne se laisse deviner qu'avec plus de recherche dans le plan du jardin public, ou le L dans un entrelacs de tubulures. 

          Le lecteur est donc invité à se faire investigateur, poseur de questions ; il est appelé à faire des hypothèses, à tenter des désignations, des dénominations, à rompre aussi le lien mécaniquement étroit que certains abécédaires établissent entre la lettre et l'objet : A comme… avion, K comme… kangourou, P comme…parapluie, pour essayer par exemple, C comme… rosace, T comme… découpure d'immeubles sur le vide du ciel, B ou Z comme… escalier de secours.

          Chaque page en effet, donc chaque lettre, est non pas simple reproduction, fac-similé d'une réalité " objective ", naïvement photographiée, mais tableau soigneusement recomposé par les cadrages en plongée ou contre-plongée, en gros plans ou plans d'ensemble. Il faut l'ombre portée sur la rosace pour que la lettre C se dessine, il faut le tissage en perspective des câbles d'un pont pour que l'arche double figure un M… Et il faut toute une palette de couleurs pour que cette typographie urbaine impose son évidence, des éclairages sophistiqués, des fonds soigneusement travaillés et tout aussi artificiels. Le " naturel " du référent est totalement illusoire. Signalons que l’auteur sur le même principe, a créé un album La cité des nombres  (Circonflexe) mettant en scène 21 nombres dans de nouveaux paysages urbains

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  • Il y a donc deux usages (au moins) de l’album :

- on peut le feuilleter et s'amuser à retrouver les formes originales des lettres usuelles (c'est l'utilisation qui en sera faite d'abord.

- on peut continuer à interroger, et sous différents angles, la représentation proposée.

          Les nouveaux programmes soulignent que la " rencontre avec les œuvres, indispensable à la diffusion démocratique de la culture ", la " compréhension des réalités artistiques et culturelles " passent aussi par la " conscience qu'il existe différentes manières de rendre compte de la réalité ", par la capacité de l 'élève à " orienter sa perception ses choses " (1) . Notre abécédaire peut être l'occasion de s'interroger sur la notion de " réalisme " et sur les choix et points de vue qui orientent la représentation du monde chez les peintres tels que Charles Demuth, Charles Sheeler, Georgia O'Keefe, ou d'Edward Hooper. Il prolonge la réflexion engagée par la lecture d'autres ouvrages cités dans la constellation (M comme Manet, T comme Toulouse-Lautrec)

          La reconnaissance de « l'étrangeté » de la ville américaine peut conduire à chercher des équivalences (mais non des copies) dans les paysages de nos villes et villages, à condition de travailler les trouvailles à la manière de Stephen T. Johnson (cadrages, couleurs, trucages…), c'est à dire à condition de mettre en valeur et renforcer la relation, la circulation entre ce que disent les images et le système typographique représenté. La présentation à d'autres du travail réalisé conduira à se poser la question de la lisibilité des propositions.

          Chaque lettre " attend son histoire ". Des exercices d'écriture peuvent être proposés,  soit sous la forme de monographies discontinues (" Je suis le A…. "), soit sous la forme d'une enquête qui reconstituerait l'ensemble dispersé à travers la ville (" À la recherche d'un alphabet perdu… ").

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          Alphabeville remet en mémoire ce que Massin écrivait, dans La Lettre et l'Image (Gallimard 1972), et que rappelle Georges Jean, dans L'Écriture, mémoire des hommes (Découvertes Gallimard 1987 p.132) : " La ville est un grand livre ouvert, d'une écriture anonyme. Il suffit de regarder : les images vous parlent ". Et il énumère tous les messages, toutes les invitations à lire que les murs, les vitrines, les panneaux mettent sous nos yeux, "… et tous les néons qui courent, les mots qui clignotent, les lettres qui grimpent aux enseignes ou en dégringolent. Les caravanes publicitaires, la publicité ambulante, les hommes-sandwiches et les pochettes d'emballage qui marchent de conserve avec les piétons.". Invitation encore à se servir de cette " forte densité typographique " qu'offre la ville aujourd'hui.

(1)

« Qu'apprend-on à l'école élémentaire ? » - CNDP - XO Editions, 2002 - p.260-261.